Questions autour de la nature juridique des crypto-actifs
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Parmi les premiers enjeux entourant les crypto-actifs, la définition de l’objet et le régime juridique en découlant ont fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps. En outre, l’absence de convergence des acteurs de l’écosystème a transparu lors des auditions qui ont pu susciter de nombreux débats entre les acteurs auditionnés.
Plusieurs questions fondamentales se posent : est-il possible de rattacher les crypto-actifs aux catégories juridiques existantes ou faut-il créer une catégorie juridique ad hoc ? Dans la seconde hypothèse, peut-on appliquer un seul régime juridique aux actifs numériques alors même que ces derniers sont protéiformes et revêtent des objectifs, des usages et des modes d’émission et de gouvernance variés ?
Or, les travaux de la présente mission ont rencontré de nombreux obstacles dans la définition de la nature de l’objet, du régime juridique, comptable et fiscal conséquence de l’absence de consensus à l’international sur un régime applicable à l’ensemble des crypto-actifs et aux instruments qui en découlent, comme en témoignent les interprétations divergentes des régulateurs à travers le monde (qualifiés de matières premières ou d’actifs financiers aux États-Unis, d’actifs financiers en Israël, etc.). Ainsi, la doctrine décrit les crypto-actifs et en particulier le bitcoin comme un « objet juridique non identifié » (48). Cependant, au vu de la diversité de ces actifs et de leurs usages, une catégorisation est-elle possible ?
Un triptyque de crypto-actifs qui ne fait pas consensus
Plusieurs questions fondamentales se posent : est-il possible de rattacher les crypto-actifs aux catégories juridiques existantes ou faut-il créer une catégorie juridique ad hoc ? Dans la seconde hypothèse, peut-on appliquer un seul régime juridique aux actifs numériques alors même que ces derniers sont protéiformes et revêtent des objectifs, des usages et des modes d’émission et de gouvernance variés ?
Or, les travaux de la présente mission ont rencontré de nombreux obstacles dans la définition de la nature de l’objet, du régime juridique, comptable et fiscal conséquence de l’absence de consensus à l’international sur un régime applicable à l’ensemble des crypto-actifs et aux instruments qui en découlent, comme en témoignent les interprétations divergentes des régulateurs à travers le monde (qualifiés de matières premières ou d’actifs financiers aux États-Unis, d’actifs financiers en Israël, etc.). Ainsi, la doctrine décrit les crypto-actifs et en particulier le bitcoin comme un « objet juridique non identifié » (48). Cependant, au vu de la diversité de ces actifs et de leurs usages, une catégorisation est-elle possible ?
Un triptyque de crypto-actifs qui ne fait pas consensus
Une définition juridique des crypto-actifs incomplète dans le droit applicable
Le code monétaire et financier définit les crypto-actifs, aux 7°bis de l’article L. 561-2, comme « tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non monétaire pouvant être conservées ou être transférées dans le but d’acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas de créance sur l’émetteur ». En outre, le droit de l’Union européenne donne une définition plus large dans le cadre de la cinquième directive européenne de lutte contre le blanchiment : « un crypto-actif est une représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».
Cependant, bien que conçues afin d’inclure toutes les formes actuelles de crypto-actifs dans le champ de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, les dispositions du droit applicable français et communautaire ne prévoient pas les différents cas usages liés à ces crypto-actifs et les contingences économiques qui peuvent en découler dans la sphère économique. Elles n’apportent pas non plus de réponses en matière de catégorisation. Ainsi, on pouvait considérer qu’il n’y avait pas, avant les dispositions prévues par le projet de loi PACTE et par le projet de loi de finances pour 2019, de cadre juridique en France relatif aux cryptos-actifs.
Une impossible qualification en fonction de leur forme d’émission
Dans la mesure où nous souhaiterions définir les crypto-actifs en fonction de leurs formes d’émission ou de gouvernance, il conviendrait de distinguer les crypto-actifs inhérents à une blockchain publique – c’est le cas du bitcoin ou de l’ether qui sont minés – et les crypto-actifs personnalisés pour une utilisation précise, tel que cela est majoritairement le cas pour une ICO.
Cependant, une telle formulation pose plusieurs difficultés. En premier lieu, il est envisageable de procéder à une émission de jetons de manière centralisée en demandant un paiement via une blockchain décentralisée. C’est régulièrement le cas des ICO faisant appel à la blockchain Ethererum. Aussi, il existe des blockchains centralisées pour lesquelles tous les jetons ont été « pré-minés » et sont distribués de manière centralisée, c’est le cas de Ripple.
Une définition des différentes catégories d’actifs reposant sur leurs modalités d’émission (ICO versus produit du minage) ou sur leur technologie sous-jacente semble donc, à ce stade, peu judicieuse.
Une catégorisation en fonction de l’usage qui pose problème : des frontières floues et fluctuantes
De nombreux acteurs ont fait valoir lors des auditions une catégorisation tripartite. Cette définition consiste à qualifier les crypto-actifs en fonction de leur objectif et de leur utilisation. En outre, il s’agit du choix opéré par l’Autorité fédérale américaine de surveillance des marchés financiers (FINMA) en Suisse afin de définir si un émetteur d’ICO est assujetti ou non à la réglementation relative aux actifs financiers.
Si l’on tente une catégorisation en fonction des usages, un traitement différencié apparaîtrait entre :
- les « currency tokens », qui ne représentent pas de créance sur l’émetteur mais qui ont pour objectif de servir de moyens de paiement, à l’instar du bitcoin. La majorité des crypto-actifs aujourd’hui émis sur le marché primaire et échangés sur le marché secondaire sont de cette nature.
- les « utility tokens » (Augur, Legolas, Nostrum, Golem etc.), qui octroient un statut ou un droit d’usage à leur détenteur leur permettant d’utiliser une technologie ou un service sous-jacent dans un futur plus ou moins déterminé, sans être nécessairement cédés, et qui peuvent être utilisés comme « moyen d’échange ». Ce type de tokens est communément émis dans le cadre des ICO bien que les droits qui leur soient associés varient très fortement d’une offre à l’autre. On peut également classer dans cette catégorie les crypto-actifs ayant pour finalité d’assurer un service, comme dans le cas du XRP (crypto-actif associé aux services offerts par la société Ripple) qui assure une jonction entre différentes monnaies officielles afin de faciliter les opérations de transfert et de conversion (bridge currencies).
- enfin, les « security tokens » s’apparentent à des titres financiers classiques car ils recouvrent les caractéristiques économiques et juridiques de ces derniers (dividende, droit de vote notamment).
Une telle catégorisation pose néanmoins un grand nombre de difficultés.
En premier lieu, la définition des security tokens n’a pas trouvé de convergence à l’international. En effet, cette dernière est très variable selon que l’on se trouve par exemple aux États-Unis – où l’acception est large (basée sur le Howey test) –, en Europe – où la définition des valeurs mobilières a été élargie par la directive sur les marchés d’instruments financiers (cf. infra) – ou en France, où les titres financiers sont définis de manière matérielle, et précisément listés comme suit dans l’article L. 211-1 du code monétaire et financier :
« Les titres financiers sont :
1. Les titres de capital émis par les sociétés par actions ;
2. Les titres de créance ;
3. Les parts ou actions d’organismes de placement collectif. »
Aussi, les frontières entre ces trois catégories d’actifs apparaissent floues et fluctuantes. Un même actif peut avoir une dimension de crypto-actif monétaire et servir éventuellement de moyen de paiement tout en étant en réalité le plus souvent utilisé comme une réserve de valeur ou comme un investissement. C’est typiquement le cas du bitcoin et, dans une certaine mesure, du XRP. De la même manière, un crypto-actif d’usage (potentiellement à vocation plus restreinte, puisqu’il sert généralement à payer des biens et services au sein d’un écosystème donné) peut aussi servir de moyen d’échange ou de vecteur d’investissement. L’usage d’un crypto-actif peut en outre évoluer entre la fonction pour laquelle il a été programmé par son émetteur, par exemple, et l’utilisation qui en sera réellement faite par ses consommateurs.
Par ailleurs, les objets et usages potentiels de tokens personnalisables par leur émetteur sont supposément infinis. Il semble donc peu probable que les trois catégories précitées soient pleinement satisfaisantes et qu’elles couvrent la totalité des cas d’usage sur lesquels les tokens pourraient se développer à l’avenir. En outre, nous venons de démontrer qu’un crypto-actif pouvait parfois appartenir à plusieurs de ses catégories en fonction de son objet et de son utilisation.
À titre prospectif, la mission a tenté de voir quelles seraient les problématiques qui seraient rencontrées en cas de choix d’une catégorie en particulier.
Capacité des crypto-actifs à devenir des monnaies
Questionnements autour de la valeur intrinsèque et des garanties des crypto-monnaies, par rapport aux monnaies fiat
Aucune législation ne définit précisément les caractéristiques d’une monnaie, autrement que par une affirmation d’autorité. Cependant, comme le démontre l’étude conjointe du code monétaire et financier (CMF) et du code civil, l’euro est le moyen de paiement légal et officiel.
Le règlement (CE) n° 974/98 du Conseil du 3 mai 1998 concernant l’introduction de l’euro dispose en son article 2 que les monnaies nationales des États membres participants, dont la France, ont été remplacées par l’euro à compter du 1er janvier 1999. En outre, aux termes de l’article L. 111-1 du CMF, la monnaie française est l’euro, dont l’unité monétaire, un euro, est divisée en cent centimes. L’article 1343-3 du code civil dispose ainsi que « le paiement en France d’une obligation de somme d’argent s’effectue en euros » et l’article R. 642-3 du code pénal français sanctionne le refus d’accepter en paiement les billets et les pièces ayant cours légal : le cours légal s’applique bien alors au support de l’unité de compte. Par ailleurs, l’article 442-4 du code pénal rend passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende « la mise en circulation de tout signe monétaire non autorisé ayant pour objet de remplacer les pièces de monnaie ou les billets de banque ayant cours légal en France ». Il apparaît ainsi que la monnaie officielle d’un État bénéficie d’un cours légal.
En outre, la notion juridique de cours légal implique qu’il est impossible de refuser de recevoir l’unité monétaire à laquelle elle s’applique en règlement d’une dette. Elle permet aux autorités publiques d’imposer le pouvoir libératoire. La notion de cours légal est ainsi différente de celle de cours forcé (inconvertibilité), mais on peut considérer qu’elle en constitue un corollaire.
L’absence de définition des crypto-actifs ne leur permet pas à ce jour de bénéficier juridiquement de ce statut officiel. Il se pose cependant la question de savoir dans quelle mesure certains crypto-actifs, parmi ceux qui en ont l’ambition, pourraient exercer les fonctions traditionnellement associées à la monnaie. En outre, tous les crypto-actifs n’entendent pas être associés à des monnaies, et aucun n’est pour l’heure uniquement utilisé en tant que tel. En effet, les crypto-actifs sont confrontés pour des raisons structurelles à des limites technologiques qui grèvent leurs capacités à être des moyens de payement concurrents aux moyens de paiement usuels des monnaies fiat.
Toutefois, cela ne préjuge en rien, à l’avenir, de la possibilité pour certains crypto-actifs de devenir des monnaies concurrentes couplées à des moyens de payement efficaces, si le législateur les y autorisait.
En tout état de cause, l’ambition monétaire n’est pas celle d’une majorité de promoteurs de crypto-actifs. Par exemple, le président-directeur général (PDG) de Ripple a récemment indiqué qu’il considérait le XRP (troisième crypto-actif par la capitalisation derrière le bitcoin et l’ether) comme un actif financier, voire comme un actif d’usage, bien plus que comme une monnaie. Ils rejettent par ailleurs cette ambition puisqu’ils entendent offrir un service financier aux acteurs bancaires et non se positionner comme une alternative à ces derniers. Dans cette catégorie, nous pouvons également classer tous les jetons émis lors des ICO et qui n’ont théoriquement qu’un objectif de financement de l’innovation ou de projets, sans être porteurs d’aucun service de paiement.
Pour les autres crypto-actifs, dont l’ambition est réellement monétaire, les acteurs institutionnels interrogent légitimement leur capacité à remplir les trois fonctions économiques traditionnellement dévolues à la monnaie :
– unité de compte : à ce jour peu de biens sont libellés en crypto-actifs, mettant en cause leur capacité à représenter une unité de compte, notamment en raison de leur forte volatilité. En outre, la multiplication des crypto-actifs pourrait poser des difficultés pratiques s’il fallait afficher des prix en monnaie officielle et en bitcoin, voire en dizaines d’autres crypto-actifs.
Cependant, il convient de réaffirmer que ces objets numériques n’en sont encore qu’à leur balbutiement. Il y a fort à parier que l’évolution de la technologie exercera une sélection naturelle parmi les crypto-actifs les plus efficaces, réduisant de fait leur nombre. Aussi, des solutions telles que les stablecoins commencent à émerger afin de limiter la volatilité des crypto-actifs.
Par ailleurs et bien que cela soit marginal à l’échelle monétaire mondiale, nous pouvons noter que les jetons émis lors des ICO sont libellés en crypto-actifs natifs à la blockchain tels que le bitcoin ou l’ether. Les libellés en crypto-actifs devraient donc croître avec la multiplication des ICO, d’autant plus qu’un nombre non négligeable d’entreprises portant des projets blockchain rémunèrent partiellement leurs salariés en crypto-actifs.
– intermédiaire des échanges : là encore, il est vrai que les crypto-actifs sont, à ce jour, peu utilisés comme moyen de paiement pour des raisons de volatilité, de coûts de transaction et de scalabilité, tous trois évoqués précédemment. S’ils tendent à se répandre, ils sont malgré tout encore peu acceptés dans les commerces.
Notons que la plateforme américaine Stripe, qui avait accepté les paiements en bitcoins, a dû cesser de le faire en raison d’un élargissement trop important du réseau ayant provoqué des temps de validation des transactions allant jusqu’à 190 minutes. Ils ne peuvent à ce titre concurrencer les performances des systèmes de paiement classiques et les solutions proposées par Visa ou Mastercard, qui supportent plusieurs dizaines de milliers de transactions par seconde. Cela renvoie à la problématique de scalabilité, évoquée en partie I.
Cependant cet exemple démontre avant tout un engouement indéniable pour ce système de paiement dont les limites sont principalement techniques. La résolution de cette problématique est d’ailleurs prise en compte par plusieurs projets récemment arrivés sur le marché, c’est le cas de la blockchain EOS qui permet en théorie de supporter 300 000 transactions par seconde sur son réseau. Cette blockchain américaine propose en outre de supprimer les frais de transaction, assurant ainsi la réalisation d’une promesse, celle de coûts de transaction inférieurs à ceux du système financier traditionnel. À ce titre, préempter de la viabilité d’un système qui a tout juste dix ans d’existence en comparant ses performances techniques à celles d’un système bénéficiant d’une quarantaine d’années d’expérience semble peu pertinent.
– réserve de valeur : il est également pertinent de se demander si les crypto-actifs représentent une réserve de valeur et ce malgré la volatilité des cours sur les derniers mois. En effet, le cours du bitcoin a été multiplié par quatorze pendant l’année 2017, pour revenir à la suite d’une importante phase de correction aux niveaux de fin 2017 à la fin de l’année 2018. Au cours de sa jeunesse, le bitcoin aura connu des fluctuations extrêmement importantes.
Cependant, une réserve de valeur s’évalue au regard de la confiance qui peut lui être accordée sur le long terme. À ce titre, si une période de dix ans suffisait à juger de la capacité d’une monnaie à conférer davantage de pouvoir d’achat à ses détenteurs, le bitcoin aurait indéniablement rempli sa mission en termes de performance comme réserve de valeur. La confiance dans le bitcoin ne s’est jamais vraiment tarie et le nombre de détenteurs continue à ce jour de prospérer.
Si on se focalise en outre sur la question de la valeur, les méthodes utilisées pour valoriser les devises ou actifs financiers (cash flows) ne sont pas transposables aux crypto-actifs. En revanche, derrière la virtualité des monnaies cryptographiques, apparaît un écosystème qui repose sur des biens tangibles : du matériel informatique (ordinateurs, cartes mémoire, logiciels, etc.), de l’énergie électrique et une infrastructure, c’est-à-dire un ensemble de supports permettant de relier entre eux les équipements (câbles, fibres optiques). Dès lors, leur valeur intrinsèque peut être conférée par trois aspects :
– la certification de la blockchain via le minage est source de confiance pour les utilisateurs. La « preuve de travail » (proof-of-work), système de validation des blocs d’une blockchain à l’aide de la puissance de calcul (hashrate), fournie par un ordinateur, est rémunérée par l’émission de nouveaux crypto-actifs lors de la validation des blocs. Cette émission rémunère le mineur pour le temps et l’énergie – électricité – transformée en puissance de calcul. À cet égard, une assimilation peut être faite entre l’énergie humaine autrefois nécessaire à l’extraction des métaux précieux et la consommation énergétique aujourd’hui nécessaire afin de vérifier les transactions sur la blockchain. Une des valorisations possibles de la blockchain peut par conséquent s’entrevoir à travers l’énergie et le matériel nécessaires pour sécuriser cette dernière.
– en outre, le caractère fini du nombre de crypto-actifs en fait des actifs déflationnistes dans la mesure où les émetteurs ne peuvent en extraire plus que la limite fixée initialement. Cela implique un caractère exogène de l’offre de monnaie à l’inverse des monnaies fiat qui fonctionnent selon un principe endogène par le biais du crédit. Associé au fonctionnement monétaire classique, il n’y aurait par conséquent pas de possibilité de mener une politique monétaire évolutive en fonction de la situation économique considérant que les règles du jeu ont été fixées dès le départ. Il ne serait ainsi pas possible d’injecter des liquidités dans l’économie réelle en temps de crise (orchestrant l’opposition idéologique entre Hayek et Friedman).
Il n’en reste pas moins que dans le temps, nombre de monnaies notamment légales se sont effondrées en raison de leur sur-émission. Pour la première fois, les crypto-actifs garantissent que cette situation n’interviendra pas puisque leur nombre est prévu ab initio. La rareté de la monnaie, et la détermination préalable de son niveau et de ses modalités d’émission, font ainsi office de règle intangible de politique monétaire. La valeur des crypto-actifs proviendrait donc de leur rareté – comme celle de l’or – ce qui conduirait à une demande croissante et donc au développement des usages.
– Leur usage, avec la création d’une base de données publique, accessible en réseau, dans laquelle des valeurs numériques peuvent être vérifiées et validées et leur non-duplication assurée. La valeur proviendrait notamment de la confiance que chacun verse dans la technologie. Des transferts de valeurs complexes peuvent être programmés sans intermédiaire, tout en donnant la possibilité de procéder à des vérifications. La valeur intrinsèque des crypto-actifs proviendrait donc de l’effet de réseau qu’ils supposent. Pour certains observateurs, le cours du bitcoin, exprimé pour le coup en monnaie officielle, suivrait ainsi la « loi de Metcalfe », selon laquelle la valeur d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs. Plus la « communauté bitcoin » s’élargit et le nombre de transactions augmente, plus le réseau bitcoin prend de la valeur, induisant une augmentation de son cours.
Enfin, au-delà de la valeur intrinsèque des crypto-actifs, une des problématiques soulevées réside également dans le fait que malgré l’effet réseau, les crypto-actifs ne bénéficient pas de la sanction d’une communauté de citoyens, exprimée par l’État. Le billet de banque reflète un ordre monétaire centralisé garanti par l’État au nom de l’ensemble de la nation : il porte ainsi la signature du président de la BCE dans la zone euro, ou celle du secrétaire au Trésor aux États-Unis. Les crypto-actifs, en revanche, ne dépendent d’aucun État, d’aucune banque, ni d’aucune autorité centrale. Ils ont donc pour caractéristiques d’être définis par une unité de compte n’ayant pas de statut légal, de ne pas être régulés par une Banque centrale et de ne pas être délivrés par des établissements financiers. Ils fonctionnent selon un principe autoréférentiel et ne visent pas une valeur de référence, car il n’y a aucune référence qui pourrait servir de « base monétaire » par rapport à l’ensemble des crypto-actifs (même pas le bitcoin puisque sa valeur est elle-même sujette à de très fortes variations).
Ils ne bénéficient en conséquence de la garantie d’aucun État de sorte qu’aucune autorité indépendante n’est en capacité d’en garantir l’existence ainsi que le nombre et le montant émis. Leur indépendance peut ainsi être vue à la fois comme un facteur d’autonomie dans le cas d’un État autoritaire ou d’une banque défaillante mais aussi source d’instabilité et de concurrence avec la monnaie officielle dans le cadre d’un non-pouvoir de l’État sur la blockchain, posant également la question de la responsabilité en cas de grande déflation du cours de la monnaie.
Un risque de concurrence monétaire ?
Des périodes de concurrence monétaire ont déjà été observées au cours de l’histoire. Le développement des crypto-actifs à visée monétaire conduirait ainsi à une nouvelle forme de free banking, comme l’on qualifiait le régime monétaire qui a marqué les États-Unis entre 1837 et 1864 ou l’Écosse entre 1716 et 1845. Une différence est toutefois à noter : même si les banques étaient libres d’émettre de la monnaie dans ces régimes, la compensation de leurs échanges reposait sur l’or qui servait donc d’étalon et de « base monétaire ». À la différence de ces régimes antérieurs, un régime de concurrence des crypto-actifs ne reposerait sur aucun étalon (comme l’or).
Une pleine reconnaissance en tant que moyen de paiement ou actif financier qui pose des difficultés
Les crypto-actifs davantage assimilables à un moyen d’échange qu’à un moyen de paiement selon les recommandations européennes
Si les crypto-actifs devenaient des moyens de paiement légaux, il n’y aurait dès lors aucune raison d’en taxer l’utilisation lors d’une opération d’achat ou de vente, en dehors de l’application de la TVA. Toutefois, les opérations de paiement en crypto-actifs sur le marché des biens et services ne sont pratiquement jamais déclarées.
Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’organisation d’un véritable système de paiement en crypto-actifs supposerait ainsi d’afficher des prix et de définir une valeur de conversion pour les unités « monétaires » ainsi utilisées parallèlement aux monnaies officielles. On en voit immédiatement la complexité, pouvant aller jusqu’à l’instauration de comptabilités multiples.
Pour l’instant, la France ne reconnaît pas juridiquement les crypto-actifs comme des moyens de paiement.
Toutefois, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a qualifié, dans une décision Hedqvist du 22 octobre 2015, le bitcoin comme « un moyen de paiement contractuel », « devise virtuelle qui ne saurait, d’une part, être regardée ni comme un compte courant ni comme un dépôt de fonds, un paiement ou un virement. D’autre part, à la différence des créances, des chèques et des autres effets de commerce [….] constitue un moyen de règlement direct entre les opérateurs qui l’acceptent. ». Cette interprétation venant ainsi ajouter à une confusion juridique autour des crypto-actifs, en l’absence de définition claire.
En revanche, la Banque centrale européenne (BCE) recommande de considérer les crypto-actifs comme une « digital representation of value » (représentation numérique de valeur – RNV –) utilisable comme moyen d’échange plutôt que comme moyen de paiement et engage ainsi chaque État à adopter une législation spécifique.
Des jetons qui ne relèvent d’aucune catégorie retenue dans le code monétaire pour être assimilables à un actif financier
La réglementation dite « Prospectus » régit les émissions de valeurs mobilières. Cette dernière a été transposée en droit français en remplaçant l’expression « valeurs mobilières » par celle de « titres financiers ».
Dès lors, si les jetons constituaient des « titres financiers » au sens du droit français, leur offre au public serait génératrice d’une obligation pour l’émetteur – sauf dérogation – de rédiger un prospectus visé par l’AMF. Toutefois, les jetons ne relèvent généralement d’aucune des catégories retenues par la loi pour définir les titres financiers au sens de l’article L. 211-1 du code monétaire et financier.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) en a d’ailleurs fait état à la suite des analyses de projets d’ICO menés dans le cadre du programme UNICORN (Universal Node for ICO Resesearch & Networking) (49). Ainsi, dans les cas où un jeton offrait des droits conduisant à l’assimiler à l’une des trois catégories listées par le code monétaire et financier, il serait soumis à la réglementation existante associée.
On notera d’ailleurs que, par une décision du 26 avril 2018, le Conseil d’État a jugé que les bitcoins ont le caractère de « biens meubles incorporels ».
Les jetons doivent-ils être considérés comme des « biens divers » ? Pour ce qui est des dérivés sur crypto-actifs, la réponse est bien établie. L’AMF (et l’ESMA) considère que les dérivés sur crypto-actifs, quel que soit le régime juridique de ces actifs, relèvent de la réglementation financière car la notion de dérivé l’emporte sur le statut du sous-jacent. Les options binaires et certains contrats futures sur crypto-actifs sont donc directement visés par les mesures d’interdiction de la publicité en vigueur en France et, désormais, par les interdictions de commercialisation prises de façon temporaire par l’ESMA à l’échelle européenne et qui pourront être relayées sans limite de temps par les autorités nationales.
L’AMF considère d’ailleurs que ses pouvoirs en la matière sont trop limités et souhaite l’extension aux biens divers de la procédure qui lui permet, pour les services d’investissement financiers, de demander en justice le blocage de l’accès aux sites Internet proposant de façon illicite de tels investissements (options binaires, CFD…).
Pour ce qui est de la grande généralité des crypto-actifs – hors ICO – il n’apparaît pas possible en droit positif, faute de pouvoir les qualifier de titres financiers, d’exiger des émetteurs de jetons de soumettre à l’AMF un prospectus en vue d’un visa ou de leur appliquer une fiscalité unique à travers le Prélèvement Fortetaire Unique (PFU).
Le nouveau règlement « Prospectus » qui entrera pleinement en vigueur à compter du 21 juillet 2019, en étant applicable aux offres au public de « valeurs mobilières » au sens de la directive MiFID 2 (Marchés d’instruments financiers), sera cependant plus large que la définition de « titres financiers » figurant dans le code monétaire et financier actuel. En effet, les « valeurs mobilières » sont définies, en droit de l’UE, comme « les catégories de titres négociables sur le marché des capitaux, à l’exception des instruments de paiement ». Dans la perspective de l’entrée en vigueur de ce règlement européen, il se pose la question de savoir si des jetons peuvent constituer « une catégorie de titres négociables sur le marché de capitaux », auquel cas ils devraient être qualifiés de « valeurs mobilières » dont l’offre au public relève de la réglementation « Prospectus ». La réponse à cette question est principalement de la compétence de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEFM ou ESMA en anglais) et des juridictions compétentes. Les jetons dont la vocation est de servir uniquement d’instrument de paiement ne seraient cependant pas visés car étant explicitement exclus de la définition des valeurs mobilières. Pour l’AMF, il ne semble cependant pas judicieux de segmenter de façon rigide le périmètre entre les jetons qui ont vocation à être de simples instruments de paiement et ceux auxquels est attachée une valeur d’usage.
S’émanciper de qualifications juridiques inadaptées
Comme énoncé précédemment, il s’avère donc complexe de raccrocher les crypto-actifs à des catégories juridiques existantes car aucune de ces catégories (moyens de paiement, titre financier, valeur mobilière, biens divers, etc.) n’est pleinement satisfaisante.
Il ne s’agit ainsi pas de monnaie ayant cours légal, ni de monnaie électronique telle que définie par la directive n° 2009/110/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 concernant l’accès à l’activité des établissements de monnaie électronique, ni un titre financier au sens du code monétaire et financier.
Proposition 2 : Aussi, au regard de ces différents éléments, le statut des crypto-actifs semble complexe à définir. Plusieurs options demeurent ouvertes et, au regard de l’évolution rapide de la technologie ainsi que de ses usages, le rapporteur préconise de les réglementer de manière suffisamment souple, sans les cloisonner à des définitions juridiques existantes. Une diversité d’approche semble la voie à privilégier, s’agissant d’actifs aux objectifs, aux modes d’émission et aux utilités très différentes.
Le rapporteur fait en outre le choix, dans ce rapport, d’écarter la question d’une crypto-monnaie d’État, telle qu’envisagée par plusieurs États européens. Une mission plus approfondie sur le sujet serait nécessaire.
Une définition juridique des crypto-actifs incomplète dans le droit applicable
Le code monétaire et financier définit les crypto-actifs, aux 7°bis de l’article L. 561-2, comme « tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non monétaire pouvant être conservées ou être transférées dans le but d’acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas de créance sur l’émetteur ». En outre, le droit de l’Union européenne donne une définition plus large dans le cadre de la cinquième directive européenne de lutte contre le blanchiment : « un crypto-actif est une représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».
Cependant, bien que conçues afin d’inclure toutes les formes actuelles de crypto-actifs dans le champ de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, les dispositions du droit applicable français et communautaire ne prévoient pas les différents cas usages liés à ces crypto-actifs et les contingences économiques qui peuvent en découler dans la sphère économique. Elles n’apportent pas non plus de réponses en matière de catégorisation. Ainsi, on pouvait considérer qu’il n’y avait pas, avant les dispositions prévues par le projet de loi PACTE et par le projet de loi de finances pour 2019, de cadre juridique en France relatif aux cryptos-actifs.
Une impossible qualification en fonction de leur forme d’émission
Dans la mesure où nous souhaiterions définir les crypto-actifs en fonction de leurs formes d’émission ou de gouvernance, il conviendrait de distinguer les crypto-actifs inhérents à une blockchain publique – c’est le cas du bitcoin ou de l’ether qui sont minés – et les crypto-actifs personnalisés pour une utilisation précise, tel que cela est majoritairement le cas pour une ICO.
Cependant, une telle formulation pose plusieurs difficultés. En premier lieu, il est envisageable de procéder à une émission de jetons de manière centralisée en demandant un paiement via une blockchain décentralisée. C’est régulièrement le cas des ICO faisant appel à la blockchain Ethererum. Aussi, il existe des blockchains centralisées pour lesquelles tous les jetons ont été « pré-minés » et sont distribués de manière centralisée, c’est le cas de Ripple.
Une définition des différentes catégories d’actifs reposant sur leurs modalités d’émission (ICO versus produit du minage) ou sur leur technologie sous-jacente semble donc, à ce stade, peu judicieuse.
Une catégorisation en fonction de l’usage qui pose problème : des frontières floues et fluctuantes
De nombreux acteurs ont fait valoir lors des auditions une catégorisation tripartite. Cette définition consiste à qualifier les crypto-actifs en fonction de leur objectif et de leur utilisation. En outre, il s’agit du choix opéré par l’Autorité fédérale américaine de surveillance des marchés financiers (FINMA) en Suisse afin de définir si un émetteur d’ICO est assujetti ou non à la réglementation relative aux actifs financiers.
Si l’on tente une catégorisation en fonction des usages, un traitement différencié apparaîtrait entre :
- les « currency tokens », qui ne représentent pas de créance sur l’émetteur mais qui ont pour objectif de servir de moyens de paiement, à l’instar du bitcoin. La majorité des crypto-actifs aujourd’hui émis sur le marché primaire et échangés sur le marché secondaire sont de cette nature.
- les « utility tokens » (Augur, Legolas, Nostrum, Golem etc.), qui octroient un statut ou un droit d’usage à leur détenteur leur permettant d’utiliser une technologie ou un service sous-jacent dans un futur plus ou moins déterminé, sans être nécessairement cédés, et qui peuvent être utilisés comme « moyen d’échange ». Ce type de tokens est communément émis dans le cadre des ICO bien que les droits qui leur soient associés varient très fortement d’une offre à l’autre. On peut également classer dans cette catégorie les crypto-actifs ayant pour finalité d’assurer un service, comme dans le cas du XRP (crypto-actif associé aux services offerts par la société Ripple) qui assure une jonction entre différentes monnaies officielles afin de faciliter les opérations de transfert et de conversion (bridge currencies).
- enfin, les « security tokens » s’apparentent à des titres financiers classiques car ils recouvrent les caractéristiques économiques et juridiques de ces derniers (dividende, droit de vote notamment).
Une telle catégorisation pose néanmoins un grand nombre de difficultés.
En premier lieu, la définition des security tokens n’a pas trouvé de convergence à l’international. En effet, cette dernière est très variable selon que l’on se trouve par exemple aux États-Unis – où l’acception est large (basée sur le Howey test) –, en Europe – où la définition des valeurs mobilières a été élargie par la directive sur les marchés d’instruments financiers (cf. infra) – ou en France, où les titres financiers sont définis de manière matérielle, et précisément listés comme suit dans l’article L. 211-1 du code monétaire et financier :
« Les titres financiers sont :
1. Les titres de capital émis par les sociétés par actions ;
2. Les titres de créance ;
3. Les parts ou actions d’organismes de placement collectif. »
Aussi, les frontières entre ces trois catégories d’actifs apparaissent floues et fluctuantes. Un même actif peut avoir une dimension de crypto-actif monétaire et servir éventuellement de moyen de paiement tout en étant en réalité le plus souvent utilisé comme une réserve de valeur ou comme un investissement. C’est typiquement le cas du bitcoin et, dans une certaine mesure, du XRP. De la même manière, un crypto-actif d’usage (potentiellement à vocation plus restreinte, puisqu’il sert généralement à payer des biens et services au sein d’un écosystème donné) peut aussi servir de moyen d’échange ou de vecteur d’investissement. L’usage d’un crypto-actif peut en outre évoluer entre la fonction pour laquelle il a été programmé par son émetteur, par exemple, et l’utilisation qui en sera réellement faite par ses consommateurs.
Par ailleurs, les objets et usages potentiels de tokens personnalisables par leur émetteur sont supposément infinis. Il semble donc peu probable que les trois catégories précitées soient pleinement satisfaisantes et qu’elles couvrent la totalité des cas d’usage sur lesquels les tokens pourraient se développer à l’avenir. En outre, nous venons de démontrer qu’un crypto-actif pouvait parfois appartenir à plusieurs de ses catégories en fonction de son objet et de son utilisation.
À titre prospectif, la mission a tenté de voir quelles seraient les problématiques qui seraient rencontrées en cas de choix d’une catégorie en particulier.
Capacité des crypto-actifs à devenir des monnaies
Questionnements autour de la valeur intrinsèque et des garanties des crypto-monnaies, par rapport aux monnaies fiat
Aucune législation ne définit précisément les caractéristiques d’une monnaie, autrement que par une affirmation d’autorité. Cependant, comme le démontre l’étude conjointe du code monétaire et financier (CMF) et du code civil, l’euro est le moyen de paiement légal et officiel.
Le règlement (CE) n° 974/98 du Conseil du 3 mai 1998 concernant l’introduction de l’euro dispose en son article 2 que les monnaies nationales des États membres participants, dont la France, ont été remplacées par l’euro à compter du 1er janvier 1999. En outre, aux termes de l’article L. 111-1 du CMF, la monnaie française est l’euro, dont l’unité monétaire, un euro, est divisée en cent centimes. L’article 1343-3 du code civil dispose ainsi que « le paiement en France d’une obligation de somme d’argent s’effectue en euros » et l’article R. 642-3 du code pénal français sanctionne le refus d’accepter en paiement les billets et les pièces ayant cours légal : le cours légal s’applique bien alors au support de l’unité de compte. Par ailleurs, l’article 442-4 du code pénal rend passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende « la mise en circulation de tout signe monétaire non autorisé ayant pour objet de remplacer les pièces de monnaie ou les billets de banque ayant cours légal en France ». Il apparaît ainsi que la monnaie officielle d’un État bénéficie d’un cours légal.
En outre, la notion juridique de cours légal implique qu’il est impossible de refuser de recevoir l’unité monétaire à laquelle elle s’applique en règlement d’une dette. Elle permet aux autorités publiques d’imposer le pouvoir libératoire. La notion de cours légal est ainsi différente de celle de cours forcé (inconvertibilité), mais on peut considérer qu’elle en constitue un corollaire.
L’absence de définition des crypto-actifs ne leur permet pas à ce jour de bénéficier juridiquement de ce statut officiel. Il se pose cependant la question de savoir dans quelle mesure certains crypto-actifs, parmi ceux qui en ont l’ambition, pourraient exercer les fonctions traditionnellement associées à la monnaie. En outre, tous les crypto-actifs n’entendent pas être associés à des monnaies, et aucun n’est pour l’heure uniquement utilisé en tant que tel. En effet, les crypto-actifs sont confrontés pour des raisons structurelles à des limites technologiques qui grèvent leurs capacités à être des moyens de payement concurrents aux moyens de paiement usuels des monnaies fiat.
Toutefois, cela ne préjuge en rien, à l’avenir, de la possibilité pour certains crypto-actifs de devenir des monnaies concurrentes couplées à des moyens de payement efficaces, si le législateur les y autorisait.
En tout état de cause, l’ambition monétaire n’est pas celle d’une majorité de promoteurs de crypto-actifs. Par exemple, le président-directeur général (PDG) de Ripple a récemment indiqué qu’il considérait le XRP (troisième crypto-actif par la capitalisation derrière le bitcoin et l’ether) comme un actif financier, voire comme un actif d’usage, bien plus que comme une monnaie. Ils rejettent par ailleurs cette ambition puisqu’ils entendent offrir un service financier aux acteurs bancaires et non se positionner comme une alternative à ces derniers. Dans cette catégorie, nous pouvons également classer tous les jetons émis lors des ICO et qui n’ont théoriquement qu’un objectif de financement de l’innovation ou de projets, sans être porteurs d’aucun service de paiement.
Pour les autres crypto-actifs, dont l’ambition est réellement monétaire, les acteurs institutionnels interrogent légitimement leur capacité à remplir les trois fonctions économiques traditionnellement dévolues à la monnaie :
– unité de compte : à ce jour peu de biens sont libellés en crypto-actifs, mettant en cause leur capacité à représenter une unité de compte, notamment en raison de leur forte volatilité. En outre, la multiplication des crypto-actifs pourrait poser des difficultés pratiques s’il fallait afficher des prix en monnaie officielle et en bitcoin, voire en dizaines d’autres crypto-actifs.
Cependant, il convient de réaffirmer que ces objets numériques n’en sont encore qu’à leur balbutiement. Il y a fort à parier que l’évolution de la technologie exercera une sélection naturelle parmi les crypto-actifs les plus efficaces, réduisant de fait leur nombre. Aussi, des solutions telles que les stablecoins commencent à émerger afin de limiter la volatilité des crypto-actifs.
Par ailleurs et bien que cela soit marginal à l’échelle monétaire mondiale, nous pouvons noter que les jetons émis lors des ICO sont libellés en crypto-actifs natifs à la blockchain tels que le bitcoin ou l’ether. Les libellés en crypto-actifs devraient donc croître avec la multiplication des ICO, d’autant plus qu’un nombre non négligeable d’entreprises portant des projets blockchain rémunèrent partiellement leurs salariés en crypto-actifs.
– intermédiaire des échanges : là encore, il est vrai que les crypto-actifs sont, à ce jour, peu utilisés comme moyen de paiement pour des raisons de volatilité, de coûts de transaction et de scalabilité, tous trois évoqués précédemment. S’ils tendent à se répandre, ils sont malgré tout encore peu acceptés dans les commerces.
Notons que la plateforme américaine Stripe, qui avait accepté les paiements en bitcoins, a dû cesser de le faire en raison d’un élargissement trop important du réseau ayant provoqué des temps de validation des transactions allant jusqu’à 190 minutes. Ils ne peuvent à ce titre concurrencer les performances des systèmes de paiement classiques et les solutions proposées par Visa ou Mastercard, qui supportent plusieurs dizaines de milliers de transactions par seconde. Cela renvoie à la problématique de scalabilité, évoquée en partie I.
Cependant cet exemple démontre avant tout un engouement indéniable pour ce système de paiement dont les limites sont principalement techniques. La résolution de cette problématique est d’ailleurs prise en compte par plusieurs projets récemment arrivés sur le marché, c’est le cas de la blockchain EOS qui permet en théorie de supporter 300 000 transactions par seconde sur son réseau. Cette blockchain américaine propose en outre de supprimer les frais de transaction, assurant ainsi la réalisation d’une promesse, celle de coûts de transaction inférieurs à ceux du système financier traditionnel. À ce titre, préempter de la viabilité d’un système qui a tout juste dix ans d’existence en comparant ses performances techniques à celles d’un système bénéficiant d’une quarantaine d’années d’expérience semble peu pertinent.
– réserve de valeur : il est également pertinent de se demander si les crypto-actifs représentent une réserve de valeur et ce malgré la volatilité des cours sur les derniers mois. En effet, le cours du bitcoin a été multiplié par quatorze pendant l’année 2017, pour revenir à la suite d’une importante phase de correction aux niveaux de fin 2017 à la fin de l’année 2018. Au cours de sa jeunesse, le bitcoin aura connu des fluctuations extrêmement importantes.
Cependant, une réserve de valeur s’évalue au regard de la confiance qui peut lui être accordée sur le long terme. À ce titre, si une période de dix ans suffisait à juger de la capacité d’une monnaie à conférer davantage de pouvoir d’achat à ses détenteurs, le bitcoin aurait indéniablement rempli sa mission en termes de performance comme réserve de valeur. La confiance dans le bitcoin ne s’est jamais vraiment tarie et le nombre de détenteurs continue à ce jour de prospérer.
Si on se focalise en outre sur la question de la valeur, les méthodes utilisées pour valoriser les devises ou actifs financiers (cash flows) ne sont pas transposables aux crypto-actifs. En revanche, derrière la virtualité des monnaies cryptographiques, apparaît un écosystème qui repose sur des biens tangibles : du matériel informatique (ordinateurs, cartes mémoire, logiciels, etc.), de l’énergie électrique et une infrastructure, c’est-à-dire un ensemble de supports permettant de relier entre eux les équipements (câbles, fibres optiques). Dès lors, leur valeur intrinsèque peut être conférée par trois aspects :
– la certification de la blockchain via le minage est source de confiance pour les utilisateurs. La « preuve de travail » (proof-of-work), système de validation des blocs d’une blockchain à l’aide de la puissance de calcul (hashrate), fournie par un ordinateur, est rémunérée par l’émission de nouveaux crypto-actifs lors de la validation des blocs. Cette émission rémunère le mineur pour le temps et l’énergie – électricité – transformée en puissance de calcul. À cet égard, une assimilation peut être faite entre l’énergie humaine autrefois nécessaire à l’extraction des métaux précieux et la consommation énergétique aujourd’hui nécessaire afin de vérifier les transactions sur la blockchain. Une des valorisations possibles de la blockchain peut par conséquent s’entrevoir à travers l’énergie et le matériel nécessaires pour sécuriser cette dernière.
– en outre, le caractère fini du nombre de crypto-actifs en fait des actifs déflationnistes dans la mesure où les émetteurs ne peuvent en extraire plus que la limite fixée initialement. Cela implique un caractère exogène de l’offre de monnaie à l’inverse des monnaies fiat qui fonctionnent selon un principe endogène par le biais du crédit. Associé au fonctionnement monétaire classique, il n’y aurait par conséquent pas de possibilité de mener une politique monétaire évolutive en fonction de la situation économique considérant que les règles du jeu ont été fixées dès le départ. Il ne serait ainsi pas possible d’injecter des liquidités dans l’économie réelle en temps de crise (orchestrant l’opposition idéologique entre Hayek et Friedman).
Il n’en reste pas moins que dans le temps, nombre de monnaies notamment légales se sont effondrées en raison de leur sur-émission. Pour la première fois, les crypto-actifs garantissent que cette situation n’interviendra pas puisque leur nombre est prévu ab initio. La rareté de la monnaie, et la détermination préalable de son niveau et de ses modalités d’émission, font ainsi office de règle intangible de politique monétaire. La valeur des crypto-actifs proviendrait donc de leur rareté – comme celle de l’or – ce qui conduirait à une demande croissante et donc au développement des usages.
– Leur usage, avec la création d’une base de données publique, accessible en réseau, dans laquelle des valeurs numériques peuvent être vérifiées et validées et leur non-duplication assurée. La valeur proviendrait notamment de la confiance que chacun verse dans la technologie. Des transferts de valeurs complexes peuvent être programmés sans intermédiaire, tout en donnant la possibilité de procéder à des vérifications. La valeur intrinsèque des crypto-actifs proviendrait donc de l’effet de réseau qu’ils supposent. Pour certains observateurs, le cours du bitcoin, exprimé pour le coup en monnaie officielle, suivrait ainsi la « loi de Metcalfe », selon laquelle la valeur d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs. Plus la « communauté bitcoin » s’élargit et le nombre de transactions augmente, plus le réseau bitcoin prend de la valeur, induisant une augmentation de son cours.
Enfin, au-delà de la valeur intrinsèque des crypto-actifs, une des problématiques soulevées réside également dans le fait que malgré l’effet réseau, les crypto-actifs ne bénéficient pas de la sanction d’une communauté de citoyens, exprimée par l’État. Le billet de banque reflète un ordre monétaire centralisé garanti par l’État au nom de l’ensemble de la nation : il porte ainsi la signature du président de la BCE dans la zone euro, ou celle du secrétaire au Trésor aux États-Unis. Les crypto-actifs, en revanche, ne dépendent d’aucun État, d’aucune banque, ni d’aucune autorité centrale. Ils ont donc pour caractéristiques d’être définis par une unité de compte n’ayant pas de statut légal, de ne pas être régulés par une Banque centrale et de ne pas être délivrés par des établissements financiers. Ils fonctionnent selon un principe autoréférentiel et ne visent pas une valeur de référence, car il n’y a aucune référence qui pourrait servir de « base monétaire » par rapport à l’ensemble des crypto-actifs (même pas le bitcoin puisque sa valeur est elle-même sujette à de très fortes variations).
Ils ne bénéficient en conséquence de la garantie d’aucun État de sorte qu’aucune autorité indépendante n’est en capacité d’en garantir l’existence ainsi que le nombre et le montant émis. Leur indépendance peut ainsi être vue à la fois comme un facteur d’autonomie dans le cas d’un État autoritaire ou d’une banque défaillante mais aussi source d’instabilité et de concurrence avec la monnaie officielle dans le cadre d’un non-pouvoir de l’État sur la blockchain, posant également la question de la responsabilité en cas de grande déflation du cours de la monnaie.
Un risque de concurrence monétaire ?
Des périodes de concurrence monétaire ont déjà été observées au cours de l’histoire. Le développement des crypto-actifs à visée monétaire conduirait ainsi à une nouvelle forme de free banking, comme l’on qualifiait le régime monétaire qui a marqué les États-Unis entre 1837 et 1864 ou l’Écosse entre 1716 et 1845. Une différence est toutefois à noter : même si les banques étaient libres d’émettre de la monnaie dans ces régimes, la compensation de leurs échanges reposait sur l’or qui servait donc d’étalon et de « base monétaire ». À la différence de ces régimes antérieurs, un régime de concurrence des crypto-actifs ne reposerait sur aucun étalon (comme l’or).
Une pleine reconnaissance en tant que moyen de paiement ou actif financier qui pose des difficultés
Les crypto-actifs davantage assimilables à un moyen d’échange qu’à un moyen de paiement selon les recommandations européennes
Si les crypto-actifs devenaient des moyens de paiement légaux, il n’y aurait dès lors aucune raison d’en taxer l’utilisation lors d’une opération d’achat ou de vente, en dehors de l’application de la TVA. Toutefois, les opérations de paiement en crypto-actifs sur le marché des biens et services ne sont pratiquement jamais déclarées.
Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’organisation d’un véritable système de paiement en crypto-actifs supposerait ainsi d’afficher des prix et de définir une valeur de conversion pour les unités « monétaires » ainsi utilisées parallèlement aux monnaies officielles. On en voit immédiatement la complexité, pouvant aller jusqu’à l’instauration de comptabilités multiples.
Pour l’instant, la France ne reconnaît pas juridiquement les crypto-actifs comme des moyens de paiement.
Toutefois, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a qualifié, dans une décision Hedqvist du 22 octobre 2015, le bitcoin comme « un moyen de paiement contractuel », « devise virtuelle qui ne saurait, d’une part, être regardée ni comme un compte courant ni comme un dépôt de fonds, un paiement ou un virement. D’autre part, à la différence des créances, des chèques et des autres effets de commerce [….] constitue un moyen de règlement direct entre les opérateurs qui l’acceptent. ». Cette interprétation venant ainsi ajouter à une confusion juridique autour des crypto-actifs, en l’absence de définition claire.
En revanche, la Banque centrale européenne (BCE) recommande de considérer les crypto-actifs comme une « digital representation of value » (représentation numérique de valeur – RNV –) utilisable comme moyen d’échange plutôt que comme moyen de paiement et engage ainsi chaque État à adopter une législation spécifique.
Des jetons qui ne relèvent d’aucune catégorie retenue dans le code monétaire pour être assimilables à un actif financier
La réglementation dite « Prospectus » régit les émissions de valeurs mobilières. Cette dernière a été transposée en droit français en remplaçant l’expression « valeurs mobilières » par celle de « titres financiers ».
Dès lors, si les jetons constituaient des « titres financiers » au sens du droit français, leur offre au public serait génératrice d’une obligation pour l’émetteur – sauf dérogation – de rédiger un prospectus visé par l’AMF. Toutefois, les jetons ne relèvent généralement d’aucune des catégories retenues par la loi pour définir les titres financiers au sens de l’article L. 211-1 du code monétaire et financier.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) en a d’ailleurs fait état à la suite des analyses de projets d’ICO menés dans le cadre du programme UNICORN (Universal Node for ICO Resesearch & Networking) (49). Ainsi, dans les cas où un jeton offrait des droits conduisant à l’assimiler à l’une des trois catégories listées par le code monétaire et financier, il serait soumis à la réglementation existante associée.
On notera d’ailleurs que, par une décision du 26 avril 2018, le Conseil d’État a jugé que les bitcoins ont le caractère de « biens meubles incorporels ».
Les jetons doivent-ils être considérés comme des « biens divers » ? Pour ce qui est des dérivés sur crypto-actifs, la réponse est bien établie. L’AMF (et l’ESMA) considère que les dérivés sur crypto-actifs, quel que soit le régime juridique de ces actifs, relèvent de la réglementation financière car la notion de dérivé l’emporte sur le statut du sous-jacent. Les options binaires et certains contrats futures sur crypto-actifs sont donc directement visés par les mesures d’interdiction de la publicité en vigueur en France et, désormais, par les interdictions de commercialisation prises de façon temporaire par l’ESMA à l’échelle européenne et qui pourront être relayées sans limite de temps par les autorités nationales.
L’AMF considère d’ailleurs que ses pouvoirs en la matière sont trop limités et souhaite l’extension aux biens divers de la procédure qui lui permet, pour les services d’investissement financiers, de demander en justice le blocage de l’accès aux sites Internet proposant de façon illicite de tels investissements (options binaires, CFD…).
Pour ce qui est de la grande généralité des crypto-actifs – hors ICO – il n’apparaît pas possible en droit positif, faute de pouvoir les qualifier de titres financiers, d’exiger des émetteurs de jetons de soumettre à l’AMF un prospectus en vue d’un visa ou de leur appliquer une fiscalité unique à travers le Prélèvement Fortetaire Unique (PFU).
Le nouveau règlement « Prospectus » qui entrera pleinement en vigueur à compter du 21 juillet 2019, en étant applicable aux offres au public de « valeurs mobilières » au sens de la directive MiFID 2 (Marchés d’instruments financiers), sera cependant plus large que la définition de « titres financiers » figurant dans le code monétaire et financier actuel. En effet, les « valeurs mobilières » sont définies, en droit de l’UE, comme « les catégories de titres négociables sur le marché des capitaux, à l’exception des instruments de paiement ». Dans la perspective de l’entrée en vigueur de ce règlement européen, il se pose la question de savoir si des jetons peuvent constituer « une catégorie de titres négociables sur le marché de capitaux », auquel cas ils devraient être qualifiés de « valeurs mobilières » dont l’offre au public relève de la réglementation « Prospectus ». La réponse à cette question est principalement de la compétence de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEFM ou ESMA en anglais) et des juridictions compétentes. Les jetons dont la vocation est de servir uniquement d’instrument de paiement ne seraient cependant pas visés car étant explicitement exclus de la définition des valeurs mobilières. Pour l’AMF, il ne semble cependant pas judicieux de segmenter de façon rigide le périmètre entre les jetons qui ont vocation à être de simples instruments de paiement et ceux auxquels est attachée une valeur d’usage.
S’émanciper de qualifications juridiques inadaptées
Comme énoncé précédemment, il s’avère donc complexe de raccrocher les crypto-actifs à des catégories juridiques existantes car aucune de ces catégories (moyens de paiement, titre financier, valeur mobilière, biens divers, etc.) n’est pleinement satisfaisante.
Il ne s’agit ainsi pas de monnaie ayant cours légal, ni de monnaie électronique telle que définie par la directive n° 2009/110/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 concernant l’accès à l’activité des établissements de monnaie électronique, ni un titre financier au sens du code monétaire et financier.
Proposition 2 : Aussi, au regard de ces différents éléments, le statut des crypto-actifs semble complexe à définir. Plusieurs options demeurent ouvertes et, au regard de l’évolution rapide de la technologie ainsi que de ses usages, le rapporteur préconise de les réglementer de manière suffisamment souple, sans les cloisonner à des définitions juridiques existantes. Une diversité d’approche semble la voie à privilégier, s’agissant d’actifs aux objectifs, aux modes d’émission et aux utilités très différentes.
Le rapporteur fait en outre le choix, dans ce rapport, d’écarter la question d’une crypto-monnaie d’État, telle qu’envisagée par plusieurs États européens. Une mission plus approfondie sur le sujet serait nécessaire.
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