Crypto-actifs: vers une nouvelle marginalisation paradoxale?

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Au vu des avancées tant technologiques qu’économiques permises par la blockchain et les crypto-actifs, caractérisées par la création d’un nouveau paradigme de confiance et pouvant toucher toutes les activités impliquant un intermédiaire, le rapporteur confirme qu’il s’agit bien d’une innovation de rupture. La technologie, qui n’en est qu’à ses balbutiements, va encore fortement évoluer. Cependant, si plusieurs acteurs économiques se sont déjà saisis de ces nouvelles opportunités, le législateur peine à l’appréhender et à créer un cadre juridique cohérent et aussi novateur. Ceci conduit à de nombreux blocages qui, comme pour la bataille d’Internet, pourraient faire prendre un réel retard à notre pays.


Un écosystème français encore naissant mais prometteur, à la marge cependant des principaux pôles d’activité mondiaux (géographiques et sectoriels)



Un intérêt croissant qui se reflète dans les investissements…



Depuis 2016, la montée en puissance de la capitalisation associée aux crypto-actifs, qui a atteint un pic à près de 850 milliards d’euros fin 2017, a entraîné dans son sillage l’intérêt d’un nombre grandissant d’entrepreneurs, de sociétés d’investissement et de gestion, et même d’institutions bancaires.

Les investissements mondiaux dans les start-up de la blockchain ont été multipliés par 240 % en l’espace de 4 ans, quadruplant rien qu’entre 2016 et 2017.




Plusieurs industriels ou acteurs économiques clefs ont déjà passé le pas. Via son projet « Azure blockchain as a service » Microsoft met, par exemple, des modèles de blockchain à disposition de ses clients afin de faciliter leur déploiement en entreprises. Le magazine Forbes faisait d’ailleurs état en juin dernier de l’engagement, dans la plus grande discrétion, des dix plus grandes entreprises mondiales pour la blockchain.

… toutefois marqué par une nouvelle concentration des activités



La technologie blockchain et le développement des crypto-actifs sont cependant aujourd’hui menés par quelques pôles majeurs d’activités : les États-Unis et les pays asiatiques.




Les besoins exponentiels liés au développement de la technologie ont notamment conduit à la création de pools de minage (ensemble de mineurs regroupant leur puissance de calcul afin d’accroître leur chance de valider des transactions) ou de grandes plateformes mondiales, ce qui pose inévitablement la question d’une centralisation du système.

Concernant les pools de minage, si l’on prend l’exemple du bitcoin, la direction générale du Trésor nous indique que huit des dix principales coopératives de minage de bitcoin sont chinoises et représentent les deux tiers des émissions. Ceci est lié à un coût de l’électricité plus faible et au fait que certains pays ont pris une avance technologique. En outre, les différences de coût de production entrent aussi en compte car, le minage induisant une grande consommation d’énergie (électricité), il est par exemple très onéreux de miner en France (7 930 dollars pour 1 bitcoin en mars 2018 selon la société Elitefixtures). Nous reviendrons sur ces difficultés dans les parties suivantes.

Les plateformes et les investisseurs sont aussi marqués par ce phénomène. Aaron Brown, ancien manager du fonds AQR Capital Management, alertait en décembre 2017 sur le fait que 40 % des bitcoins en circulation seraient détenus par moins de 1 000 personnes, et que 90 % des crypto-actifs concurrents seraient entre les mains d’un petit groupe de personnes. La question d’un inégal accès aux crypto-actifs pour tous les citoyens se pose. Leur complexité technologique peut représenter une barrière, en termes de connaissances, à l’entrée. Cependant, leur accessibilité sur Internet et la réduction des coûts engendrés par la suppression d’intermédiaire sont – comme vu précédemment – un atout pour renforcer l’inclusion financière.

Un écosystème français en pleine ébullition mais encore circonscrit à un nombre limité d’acteurs



Il est difficile d’estimer l’ampleur de l’écosystème blockchain en France tant celui-ci est mouvant et évolutif. Depuis quelques années, les métiers se sont diversifiés et sont parfois indirectement liés à la technologie. La complexité et l’inadéquation administrative vis-à-vis du secteur ont notamment favorisé l’émergence d’activités de conseil et la création d’associations d’acteurs.




En termes d’investissement, les montants moyens levés par les start-up françaises restent deux fois moins importants que dans le reste de l’Europe. Toutefois, le rapport Pulse of Fintech France publié par KPMG fin décembre indique que 2018 a été une année record pour les FinTech françaises avec 365 millions d’euros levés, soit une augmentation de 15 % par rapport à 2017. Parmi les 72 opérations de l’année 2018, la société Ledger (fournisseur de portefeuilles physiques pour crypto-actifs) est celle qui a obtenu le financement le plus important avec 61 millions d’euros. Plus globalement, le secteur de la blockchain concentrerait 19 % des investissements dans les Fintech en 2018.

L’étude du nombre de nœuds bitcoin dans le monde montre par ailleurs que l’Europe, et notamment la France, est un point névralgique du secteur. C’est donc que nous avons toutes les cartes en main afin de développer un écosystème fort, si la France s’en donne les moyens. Le rapporteur souligne qu’il est nécessaire de capitaliser sur ces réussites qui sont autant d’atouts à faire croître.




Une certaine dynamique semble amorcée en ce sens. Par exemple, au mois de juin dernier, était inauguré « Chain Accelerator » à Station F, le campus créé par Xavier Niel. L’incubateur accueil déjà en son sein treize jeunes pousses souhaitant lancer une activité dans la blockchain, dans des domaines aussi divers que la mode, l’éducation, les plateformes de change la construction, etc.

À noter également que ces initiatives ne se manifestent pas que dans les grandes métropoles et qu’une dynamique est en train d’émerger sur tout le territoire. Aussi, dans le cadre de la mission, le rapporteur a été contacté par l’association EcoPlaine (réseau d’acteurs œuvrant dans le développement économique et social du territoire de la Plaine des Vosges). Lors d’un forum économique 2018, ces acteurs ont en effet lancé, en partenariat avec la communauté de communes de Terre d’Eau, un incubateur d’entreprises numériques travaillant notamment sur la blockchain. L’objectif est de faire de Vittel une « blockchain vallée » à l’image de Zoug, ville suisse de 30 000 habitants qui compte désormais cinq licornes (start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars) du secteur.

Les initiatives foisonnent, il est du rôle du législateur de les accompagner.


Un cadre légal français et européen encore en construction



L’état du droit au niveau européen : entre observation et limitation des risques



Le cyberespace et la blockchain n’ayant pas de frontières, de nombreux travaux sont engagés à l’échelle européenne afin d’encadrer le développement des activités d’une part, et d’avoir une action prospective d’autre part.

C’est pourquoi, dans un premier temps, les trois autorités européennes de régulation (Autorité bancaire européenne – EBA, Autorité européenne des marchés financiers – ESMA et Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles – EIOPA) ont mis en place des groupes de réflexion ayant abouti, le 12 février 2018, à la publication d’un avertissement commun destiné aux consommateurs sur les risques d’acquisition et de détention de crypto-actifs.

En termes de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme, le Conseil et le Parlement européen ont par ailleurs adopté, le 30 mai 2018, la révision de la IVe directive relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Cette Ve directive assujettit à la réglementation les acteurs proposant des services :
– d’échange de crypto-actifs contre de la monnaie ayant cours légal (plateformes de change) ;
– ou de conservation pour le compte de leurs clients des clés cryptographiques privées permettant de détenir, stocker ou transférer les crypto-actifs (fournisseurs de services de portefeuille).

Ainsi, ces entités seront désormais soumises à l’obligation de mettre en œuvre des mesures préventives et de déclarer les transactions suspectes. L’exposé des motifs de la proposition de directive précisait que « la mesure proposée n’a aucune incidence négative sur les bénéfices et les avances technologiques qu’engendre la technologie des registres distribués à la base des monnaies virtuelles ». Au contraire, elle « reconnaît que les monnaies virtuelles ont fait apparaître des moyens innovants qui permettent aux pouvoirs publics de réduire la fraude, la corruption, les erreurs et les coûts engendrés par des processus à forte consommation de papier ».

L’objectif de cette nouvelle réglementation est de permettre aux cellules de renseignement financier nationales d’associer les adresses correspondant aux crypto-actifs à l’identité du propriétaire de ces actifs, ainsi qu’aux utilisateurs de se déclarer eux-mêmes aux autorités désignées sur une base volontaire. L’essentiel des modifications prévues par la directive devra être transposé au plus tard le 10 janvier 2020 par les États membres (ce qui a été entrepris dans le projet de loi PACTE, examiné à l’automne à l’Assemblée nationale).

En parallèle, afin d’anticiper les évolutions des crypto-actifs, la Commission européenne a chargé la société Consensys de superviser un observatoire-forum des chaînes de blocs dans le cadre du programme Horizon 2020, avec pour objectif d’identifier les opportunités offertes par la technologie et de favoriser son développement en Europe. La Commission finance également, depuis 2013, des projets s’appuyant sur la blockchain et prévoit de porter les fonds alloués à 340 millions d’euros d’ici 2020 afin de répondre aux objectifs fixés. Toutefois, stratégiquement, le choix d’une entreprise américaine pour mener à bien les travaux de l’observatoire questionne le rapporteur.

Aussi, malgré ces initiatives qui dans l’ensemble, visent davantage à encadrer les risques, le rapporteur déplore le peu de convergences juridiques ou fiscales engagées entre les États membres. Il s’agit pourtant d’une nécessité afin d’éviter une concurrence interne, de créer un espace commun propice au développement de la technologie et de renforcer le poids de l’Europe vis-à-vis de la concurrence internationale. Les prochains avis de l’EBA et de l’ESMA sont à ce titre très attendus puisqu’ils devraient poser les premières orientations d’une réglementation européenne, semblerait-il, dans le prolongement de la loi Pacte.

L’état du droit en France : une régulation balbutiante et inadaptée



Au niveau français, le même constat peut être dressé au regard des positions des dernières années. Face à ce secteur relativement inconnu et technique, le législateur avançait à tâtons, s’attachant davantage à limiter les risques liés aux crypto-actifs qu’à saisir l’opportunité d’une telle technologie pour notre économie. Aussi, faute de cadre juridique clair, nos administrations ont dû se livrer à de multiples interprétations faisant foi de règlement.

À titre d’exemple, le 6 décembre 2011, le tribunal de commerce de Créteil a considéré que l’activité des plateformes de conversion de crypto-actifs contre des monnaies ayant cours légal s’interprétait comme la fourniture d’un service de paiement nécessitant l’obtention d’un agrément d’établissement de paiement. Depuis 2014, cette interprétation a été confirmée par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), du fait que les plateformes de conversion de crypto-actifs contre une monnaie ayant cours légal ont une activité d’intermédiation consistant à recevoir des fonds. À ce titre, elles sont soumises à l’agrément de prestataire de services de paiement et à la supervision de l’ACPR. Elles doivent notamment appliquer les règles relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, via la mise en place :
– d’un dispositif de contrôle interne ;
– et de mesures de vigilance adaptées à l’activité exercée et aux risques encourus.

Aussi, la France avait anticipé la révision de la IVe directive dans le cadre de sa transposition. L’ordonnance du 1er décembre 2016 a ainsi modifié l’article L. 561-2 du code monétaire et financier en prévoyant que « toute personne qui, à titre de profession habituelle, soit se porte elle-même contrepartie, soit agit en tant qu’intermédiaire, en vue de l’acquisition ou de la vente de tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non monétaire » est, depuis le 3 décembre 2016, assujettie à la réglementation relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.

Quelques initiatives sont toutefois à noter, en faveur du développement de la blockchain. C’est notamment le cas dans le cadre de la modernisation des bons de caisse via l’ordonnance n° 2016-520 du 28 avril 2016 relative aux bons de caisse, qui permet aux minibons d’être émis et cédés au moyen de cette technologie, ainsi que dans le cadre de l’ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017 relative à l’utilisation d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé pour la représentation et la transmission de titres financiers.

Cette ordonnance autorise les acteurs à se dispenser de tiers de confiance, dès lors que la transaction s’effectue dans un cadre conforme aux exigences du législateur. Il s’agit d’une première en Europe ; elle permet d’expérimenter la blockchain sur des marchés représentant des volumes très importants, de l’ordre de 400 milliards d’euros. Le droit de l’Union européenne (UE) était muet sur les produits non cotés ou les parts de fonds ; pour les autres produits, le droit de l’UE impose un tiers de confiance.

Dans ces deux cas, la blockchain permet d’échanger des classes d’actifs qui existent déjà en dehors de la blockchain en les « tokenisant », c’est-à-dire en induisant leur représentation figurée sous forme numérique dans une blockchain. Pour autant, elle ne crée pas de crypto-actifs en tant que tels (i.e. actifs qui émaneraient eux purement de la blockchain). Le rapporteur encourage à :

Proposition 1 : Rapidement adopter les décrets d’application de ces ordonnances qui permettront d’en préciser les paramètres d’exécution et d’accorder une qualification devant les tribunaux.

Les dernières prises de parole du ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, ont confirmé que la France a fait le choix d’adopter une approche ouverte tout en jouant un rôle-clé et précurseur au niveau international. Les enjeux immédiats appellent une réponse juridique forte et rapide, dans l’intérêt même du secteur. C’est pourquoi les crypto-actifs et plus globalement la blockchain suscitent un intérêt croissant dans la sphère institutionnelle.

Le 22 janvier 2018, le ministre de l’économie et des finances a ainsi confié à M. Jean-Pierre Landau, ancien sous-gouverneur de la Banque de France, une mission sur les crypto-actifs, dont les conclusions ont été publiées le 4 juillet.

En parallèle, plusieurs missions d’information parlementaires ont été menées en 2018. Au Sénat, la commission des finances a tenu deux tables rondes au mois de février afin de poursuivre les travaux engagés dans le cadre du rapport rendu en 2014. À l’Assemblée nationale, au-delà de la mission ayant conduit au présent rapport, des travaux ont été engagés par Julien Aubert, président, Laure de La Raudière et Jean-Michel Mis, rapporteurs, sur Les usages des bloc-chaînes et autres technologies de certification de registres. Au mois de juin 2018, cette seconde mission a en outre été complétée d’une contribution des députés Valeria Faure-Muntian et Claude de Ganay ainsi que du sénateur Ronan Le Gleut, en tant que membres de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

Conscientes du potentiel de la technologie, un certain nombre d’initiatives ont été engagées par des institutions majeures afin de mieux appréhender l’émergence de la blockchain ainsi que les enjeux qui y sont liés. Soulignons entre-autres, le lancement du Consortium Labchain – laboratoire réunissant à la fois des acteurs du secteur bancaire, des assurances et des start-up autour de la blockchain – sous l’égide de la Caisse des dépôts et consignations ; le projet Madré porté par la Banque de France au sujet des référentiels partagés ; la consultation de l’AMF sur la régulation des ICO.


Du besoin d’engager une nouvelle approche du développement des crypto-actifs : convertir les risques en opportunités



L’ensemble de ces démarches, démultipliées, contribueront sans nul doute à l’émergence d’un écosystème français solide, ainsi qu’à l’apport de solutions concrètes vis-à-vis des problématiques de court terme liées aux crypto-actifs. Cependant, cette ambition doit aussi se traduire d’un point de vue législatif et politique. Tel fut l’objectif du rapporteur.

Une méthode inédite pour essayer de concilier deux visions opposées de la régulation



L’amorçage de cette mission d’information s’est déroulé selon la procédure classique prévue par les institutions parlementaires. Une cinquantaine d’acteurs institutionnels, associatifs et du secteur privé ont été identifiés puis conviés à participer à des auditions publiques, disponibles pour la majorité sur le site de l’Assemblée nationale.

Afin de poser les premiers jalons d’une réglementation française pour les crypto-actifs, la démarche initiale a consisté à interroger les différents intervenants sur leur perception de l’état actuel du secteur, sur l’adéquation des règles existantes avec cette innovation ainsi que sur les perspectives d’évolution envisagées pour les années à venir. Si le noble objectif de cette approche était, alors, de s’assurer que la législation à construire englobe à la fois les usages présents et futurs de la technologie, elle s’est rapidement avérée inadaptée, ou pour le moins insuffisante.

En effet, les auditions ont été révélatrices d’un certain flou sur le développement futur de la blockchain, mais aussi de nombreux et profonds désaccords entre nos interlocuteurs sur la manière dont la technologie devrait être envisagée d’un point de vue réglementaire. Certains échanges se sont cantonnés à des tentatives de définition des crypto-actifs, à l’élaboration d’une liste de risques et d’arnaques prouvant la quasi-nécessité de les interdire, quand d’autres se sont à l’inverse attachés à démontrer l’importance d’un laisser-faire législatif face à un avenir prometteur parfois exempt de tout danger, et de toute responsabilité. Par ailleurs, la majorité des auditions menées en phase d’amorçage se sont soldées par l’exposé de problématiques individuelles, rarement associées à des solutions et s’affranchissant trop souvent d’une vision plus globale en faveur de l’écosystème.

Deux écoles ont malgré tout pu être identifiées dans ce cadre d’auditions. La première viserait à encourager l’essor de la technologie blockchain, porteuse d’opportunités indéniables, tout en prônant l’isolement ou l’interdiction des crypto-actifs jugés trop risqués ; quand la seconde école, majoritairement composée de pionniers du secteur, estimerait que la réelle innovation technologique réside dans les crypto-actifs et qu’à ce titre, la blockchain en serait indissociable.

Dès lors, deux alternatives s’offraient au rapporteur. Celle d’une proposition de réglementation arbitraire reposant sur l’espoir d’un équilibre entre des visions divergentes, voire contradictoires ; ou celle d’une approche plus ambitieuse, visant à faire émerger des propositions de manière concertée avec l’ensemble des acteurs. C’est la seconde option qu’aura retenue le rapporteur dans la poursuite de la mission. Sans négliger les exigences qui doivent être les nôtres en termes de protection du consommateur et de traçabilité des transactions financières, le rapporteur a en effet insisté sur le besoin d’identifier clairement les points de blocage du développement de notre écosystème, afin de ne pas prendre de retard technologique et d’envisager une régulation à la fois souple et adaptée à chaque acteur.

C’est dans cette perspective qu’une partie de la mission a ainsi été orientée sur l’identification des aspects – juridiques, fiscaux, comptables, bancaires – qui aujourd’hui limitent les acteurs (institutionnels, parapublics, économiques, investisseurs) dans leurs activités en lien avec les crypto-actifs.

À ce titre, par une démarche inédite au sein du Parlement, un espace de dialogue a été créé entre les différents acteurs des crypto-actifs afin de faire émerger les premières bribes d’un intérêt général, partagé par l’écosystème. Le panel des auditionnés a été élargi afin d’interroger plus de 200 acteurs du secteur, y compris de manière informelle, donnant lieu à des échanges plus libres permettant de dégager les principales problématiques auxquelles il semblait urgent d’apporter une solution :
i. un droit au compte effectif pour nos entrepreneurs ;
ii. l’encadrement des opérations d’ICO afin de protéger les investisseurs ;
iii. l’encadrement des intermédiaires en crypto-actifs parfois points de contacts avec l’économie réelle ;
iv. la définition d’un cadre fiscal plus lisible et plus attractif.

Ce fut tout le sens de l’événement organisé à Station F le 6 septembre 2018. Répartis au sein d’ateliers thématiques, les acteurs ont pu faire valoir leur expertise et échanger sur un panel de propositions faisant écho aux quatre problématiques précitées. Chaque participant aura ainsi pu évaluer l’impact desdites mesures sur son activité, en exprimer les avantages et les inconvénients. Une approche qui aura sans nul doute contribué à une meilleure appréhension par les différents interlocuteurs des enjeux des uns et des autres, mais qui aura aussi permis au législateur de mesurer les effets des mesures envisagées pour le secteur.

Prendre le train en marche ou être de nouveau relégué en queue de peloton, au royaume de l’extraterritorialité ?



La majorité des pays occidentaux et en développement ont pris conscience de l’importance de ce secteur qui, sur initiative franco-allemande, s’est invité à l’ordre du jour du G20 de mars 2018.

Les autorités publiques s’intéressent en effet aux crypto-actifs à plusieurs titres : d’une part, en tant que régulateurs et, d’autre part, en tant qu’émetteurs potentiels.

Concernant la réglementation, trois dynamiques sont observables. Des législations, aux logiques parfois antagonistes, ont ainsi vu le jour, en particulier aux États-Unis et en Asie qui sont les précurseurs aujourd’hui dans le domaine.

Certains États sont frileux vis-à-vis des crypto-actifs et entament une démarche basée sur la restriction quand d’autres prônent un laisser-faire législatif afin d’inciter un maximum d’entreprises à s’établir sur leur territoire. Quelle que soit l’approche, il est certain que tous les États sont a minima dans une phase d’observation et de réflexion vis-à-vis de la réglementation des crypto-actifs.

Dès 2013, la Chine et la Corée du Sud en 2017 ont interdit la détention ou la réalisation d’opérations en crypto-actifs par les établissements de crédit et les compagnies d’assurances. La Chine a interdit l’utilisation de crypto-actifs comme moyen de paiement et en septembre 2017 les levées de fonds en crypto-actifs (Initial Coin Offerings – ICO) dans les deux pays, afin de lutter contre la fuite illégale de capitaux. En 2017, les principales plateformes chinoises d’échange de crypto-devises ont suspendu leurs activités en raison des risques réglementaires. En 2018, les autorités chinoises se sont intéressées de plus près encore aux plateformes d’échanges ne respectant pas cette interdiction et ont établi une stratégie visant à éliminer les fermes de minage, qui contribuent à la création de nouveaux crypto-actifs. L’éventualité que la Chine interdise temporairement les crypto-actifs sur son territoire dans l’objectif de développer une filière intérieure contrôlée n’est pas à exclure. Le pays procède en effet à une planification des investissements dans l’innovation sur dix à vingt ans ; une stratégie qui aura permis de créer une filière Internet parallèle – mais tout aussi efficace – à celle investie dans le reste de monde. Il en est de même pour l’intelligence artificielle.

Le Maroc, le Vietnam, la Bolivie ont aussi fait le choix de les interdire.

D'autres sont en train de passer le pas. C’est notamment le cas de la Russie où une certaine ambiguïté apparaît. Alors que depuis 2014, les autorités russes ne cessaient de formuler des avis pour le moins crypto-sceptiques, plusieurs prises de positions individuelles ont créé un sentiment d’ambiguïté entre interdiction, réglementation et promotion du secteur. Un tournant – bien que modéré – a sans nul doute été pris courant 2017 sous l’impulsion de Vladimir Poutine lui-même, qui semble avoir perçu l’intérêt des crypto-actifs comme vecteur de souveraineté, notamment afin de contourner les sanctions économiques internationales à l’encontre de son pays. Sa rencontre avec Vitalik Buterin, fondateur russe d’Ethereum, témoigne de l’intérêt du chef de l’État pour ce secteur. Cette volonté s’est traduite par le ministère des finances le 25 janvier 2018, qui a publié́ une loi établissant les procédures d’ICO et le régime juridique applicable au minage et aux crypto-actifs. Aussi début avril 2018, le ministère des télécoms et des communications a publié́ un document visant à réglementer les ICO dans lequel il est indiqué que :
– les organisateurs d’ICO sont accrédités pour 5 ans ;
– les ICO doivent être enregistrées légalement en Fédération de Russie ;
– le capital social de la société doit être au minimum de 100 millions de roubles ;
– les organisateurs doivent être titulaires d’un compte bancaire russe pour la transmission des fonds collectés lors de l’ICO ;
– l’émission de tokens serait appuyée en roubles uniquement.

Ces conditions apparaissent toutefois contraignantes pour les start-up et investisseurs en Russie.

Les États-Unis sont confrontés à la même problématique d’une réglementation inadaptée, trop lourde pour de jeunes entreprises qui se trouvent être extrêmement mobiles géographiquement, au gré de la législation la plus favorable.

En effet en 2015, l’État de New York a mis en place une « BitLicense », soit un système spécifique de licence bancaire délivrée par le département des services financiers (« Department of Financial Services – DFS »). Cette licence impose aux acteurs des crypto-actifs le respect de diverses obligations, notamment en matière d’exigences de capital, de protection des consommateurs, de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, la cyber-sécurité, ou la transparence des informations relatives aux transactions et aux consommateurs. À ce jour, huit BitLicense ont été délivrées dont la première à Circle en septembre 2015. Pourtant, de nombreuses entreprises du secteur ont cessé leurs activités dans l’État de New York.

En parallèle, la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine a considéré sur la base du test d’Howey, que la plupart des jetons émis par ICO constituaient des actifs financiers et donc que l’opération relevait du cadre légal applicable. À ce titre, de nombreux acteurs font l’objet d’injonctions post ICO.


La régulation et la supervision de jetons issus d’ICO par la SEC



La SEC analyse la qualification juridique des jetons émis dans le cadre d’ICO, en application de la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis du 27 mai 1946, dite Securities and Exchange Commission v. W.J. Howey Co.

Ainsi, elle a appliqué cette jurisprudence pour le projet The DAO (Decentralized Autonomous Organization) présenté par Slock.it, une société allemande, qui avait levé en 2016 près de 150 millions de dollars contre les jetons (tokens DAO). Elle a conclu que les jetons émis par The DAO constituaient des titres financiers imposant de jure à leur émetteur de se soumettre à la réglementation applicable aux offres de titres financiers au public.

Par ailleurs, la SEC a averti à diverses reprises le marché sur les risques associés à la participation à des ICO.

En janvier 2018, elle a également interdit une ICO de 600 millions de dollars d’une société, AriseBank, se présentant comme la première banque décentralisée au monde.

Enfin, la SEC a mis en garde en mars 2018 les plateformes d’échange de jetons, indiquant que ces derniers pouvant être qualifiés d’instruments financiers, elles devront obtenir un agrément.

Un dernier groupe enfin fait figure de proue et pourrait, étant à l’avant-garde, imposer leur modèle au niveau international.

La Suisse, Malte, l’Estonie ou le Japon ont engagé une stratégie en faveur du développement des crypto-actifs, que ce soit afin d’attirer des start-up sur leur territoire ou afin de bénéficier pour leurs services publics, du potentiel offert par la technologie. C’est ainsi que :

– la Suisse permet aux acteurs du secteur de s’établir en fondation commerciale ainsi que de disposer de facilité d’accès aux services bancaires via la Banque Cantonale Neuchâteloise. Lors des auditions menées, notre voisin suisse nous a régulièrement été évoqué comme un modèle de politique volontariste à l’égard des crypto-actifs. Une étude sur l’éventuel lancement d’un e-franc y serait d’ailleurs envisagée. Certaines entités, telles que des cabinets de conseil basés en Suisse, feraient en outre un démarchage « agressif » de nos entrepreneurs afin de les attirer ;

– Malte a promulgué à l’été 2018 trois lois (Malta Digital Innovation Authority Act ; Innovative Technology Arrangements and Services Act et Virtual Financial Assets Act) visant à favoriser l’innovation sur l’île et notamment, celui des crypto-actifs et des ICO. Malte nous a fréquemment été mentionnée en audition comme une terre d’accueil en termes de fiscalité.

Concernant une potentielle création de crypto-monnaies d’État, si aucun pays ne s’est encore officiellement lancé dans le processus, plusieurs pays y travaillent pour des raisons multiples. La création de crypto-monnaies officielles et publiques, adossées par exemple à une banque centrale et bénéficiant d’un cours de conversion fixe, pourrait ouvrir de nombreuses portes et est, à ce titre, parfois appelée de leurs vœux par un certain nombre d’acteurs du milieu.

L’Estonie, le Japon et le Brésil sont parmi les premiers à tenter cette démarche.

– l’Estonie souhaite créer sa propre crypto-devise (le token Estcoin), ce qui a fait l’objet d’une communication négative de la part de la BCE. Le pays a par la suite précisé que l’Estcoin serait probablement un token utilisé seulement pour lever des fonds ;

– au Japon, le gouvernement a officiellement reconnu le bitcoin comme système de paiement officiel en avril 2017, suscitant l’engouement des acteurs financiers pour ce marché. À ce titre, en décembre 2017, on estimait que plus de 30 % des transactions mondiales en bitcoins étaient libellées en yen. En conséquence, le Japon a instauré une obligation d’enregistrement des acteurs d’échange de crypto-actifs auprès de la Japan Financial Services Agency (JFSA). En vertu de cette obligation, les entités enregistrées sont notamment soumises aux obligations relatives à la vérification de l’identité des clients, aux exigences de capital minimum, à la comptabilité, à la conformité, ou à l’audit interne. En février 2018, le nombre d’opérateurs enregistrés auprès de la JFSA s’établissait à quinze ;

– au Brésil, la Banque nationale de développement économique et sociale (BNDES) détenue par l’État, devrait lancer dès 2019 un projet de stablecoin sur la blockchain Ethereum qui serait adossé au real ;

– au Venezuela, le petro pourrait prochainement voir le jour. Afin de contourner les sanctions économiques des États-Unis, le gouvernement vénézuélien a en effet mis en place le Petro, sa propre crypto-monnaie adossée aux réserves pétrolières du pays et indexée sur le montant des réserves pétrolières du Venezuela. L’hyperinflation du bolivar pourrait faire du pays le premier à adopter comme devise nationale une crypto-monnaie, même si l’on peut douter de la pérennité de cette initiative en dehors du contexte de crise très grave dans lequel se trouve plongé le pays.

La régulation des crypto-actifs pose ainsi différentes interrogations : comment réguler ces actifs, par définition internationaux ou transnationaux, à un niveau national ou européen ? Faut-il adopter la même réglementation pour l’ensemble des crypto-actifs, ou prévoir un cadre différencié par grande catégorie de crypto-actifs ? Comment instaurer une régulation qui n’étouffe pas l’innovation et la capacité d’initiative des acteurs ? Devant un instrument si innovant, il est difficile de déterminer le moment opportun à une nouvelle réglementation. Cependant, l’ensemble de ces questions est actuellement discuté, tant au niveau national, européen qu’international.

Aussi, nous aurions tort de vouloir opposer le marché à la puissance publique. La technologie et la souveraineté nationale se trouvent toutes deux face à un nouvel espace qu’il leur faut appréhender. À ce titre, le rapporteur considère qu’il est nécessaire d’adopter une approche proportionnée, clairvoyante et équilibrée en matière de régulation des crypto-actifs. Une approche étape par étape, qui prend en compte le degré de maturité de la technologie. Il est indispensable de protéger les investisseurs et les consommateurs, de sécuriser les opérations, tout en garantissant la capacité d’innovation de ces nouvelles technologies et de permettre leur plein développement, notamment lorsqu’elles répondent au service de l’intérêt public.

Plus globalement, la vision du rapporteur concernant la régulation tend aujourd’hui vers la réalisation de deux objectifs :
– convertir les risques et les blocages en opportunités ;
– faire confiance à l’innovation et l’accompagner dans son développement.

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